Consultation Commission Européenne 2014 Internaute

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Vous êtes un internaute qui souhaite pouvoir partager et remixer la culture

Internet devrait permettre d'accéder plus facilement aux œuvres et de les partager. Les outils numériques offrent également la possibilité de créer de nouvelles œuvres à partir de créations existantes (mashup, remix, détournements). Le droit d'auteur devrait évoluer pour s'adapter à ces pratiques et des solutions existent pour dégager de nouvelles sources de financements pour la création.

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1. Reconnaître le partage non marchand des œuvres numériques entre individus par l'épuisement des droits

Pendant les 15 dernières années, la lutte contre le partage non marchand des œuvres numériques entre individus a constitué une véritable obsession. On a tenté par tous les moyens législatifs, technologiques, policiers et politiques d'empêcher ce qui non seulement est inévitable mais aussi est légitime et utile. Le partage de fichiers pair à pair a été stigmatisé et réprimé, alors que ses promoteurs le considéraient comme une forme de mutualisation entre personnes. ll a été décrit comme un vol en dépit de toutes les preuves qu'il n'est responsable « au plus » que d'une toute petite partie des difficultés des industries culturelles traditionnelles à s'adapter à l'ère numérique. Depuis 10 ans, chercheurs, organisations de la société civile numérique et communautés créatives cherchent les moyens d'obtenir une reconnaissance légale du partage non marchand. Beaucoup d'approches ont été proposées (exceptions au droit d'auteur, gestion collective obligatoire, licences collectives étendues). Ces propositions se heurtent à différentes difficultés, comme, il est vrai, toute politique innovante, en particulier lorsque les intérêts établis ont cherché à multiplier les obstacles. Pour réussir, la reconnaissance du partage non marchand des œuvres numériques entre individus devra reposer sur une solution claire et simple. Quelle meilleure approche possible que de renouer avec la façon dont le partage non marchand était et est encore largement reconnu pour les œuvres sur support, en l'adaptant aux spécificités du numérique ?

L'épuisement des droits est la doctrine juridique (dont l'équivalent anglo-saxon est la doctrine de la première vente) qui fait que lorsqu'on entre en possession d'une œuvre sur support, certains droits exclusifs qui portaient sur cette œuvre n'existent plus. Il devient possible de la prêter, donner, vendre, louer dans certains cas. L'épuisement des droits n'est ni une exception ni une limitation du droit d'auteur ou copyright, même s'il a été codifié ou décrit comme exception ou limitation dans une sorte de réécriture du passé. En effet, l'épuisement des droits décrit des situations dans lesquelles certains droits exclusifs n'existent plus. Il ne saurait donc être question d'y faire exception ou de les limiter. Qu'en faire dans le numérique, ce royaume où œuvre et support à un moment donné deviennent séparables ? Deux approches s'opposent. Les doctrinaires des droits exclusifs se sont préoccupés essentiellement d'interdire toute application de l'épuisement des droits aux œuvres numériques. Le cadre réglementaire européen les a suivi en restreignant l'épuisement des droits dans le monde numérique dans l'article 3.3. de la directive 2001/29/CE qui précise que "Les droits visés aux paragraphes 1 et 2 [droits exclusifs des auteurs, interprètes et producteurs de phonogrammes, vidéogrammes et œuvres cinématographiques et radiophoniques] ne sont pas épuisés par un acte de communication au public, ou de mise à la disposition du public, au sens du présent article." On notera que cet article n'était en rien rendu nécessaire par les traités de l'OMPI de 1996 que la directive était censée transposer en droit européen. Or, accepter une mise à mort de l'épuisement des droits, revient tout simplement à annihiler les droits culturels élémentaires des individus. Récemment, la Cour de justice de l'Union européenne a pris une importante décision qui reconnaît l'épuisement des droits pour les œuvres acquises en téléchargement, mais en le restreignant à un fichier donné qu'il ne serait pas possible de copier mais seulement de transmettre sous contraintes.

L'approche alternative consiste à partir des activités qui justifiaient l'épuisement des droits pour les œuvres sur support (prêter, donner, échanger, faire circuler, en bref partager) et de se demander quelle place leur donner dans l'espace numérique. Nous devons alors reconnaître le nouveau potentiel offert par le numérique pour ces activités, et le fait que ce potentiel dépend entièrement de la possession d'une copie et de la capacité à la multiplier par la mise à disposition ou la transmission. L'épuisement des droits va ainsi être défini de façon à la fois plus ouverte et plus restrictive que pour les œuvres sur support. Plus ouverte parce qu'il inclut le droit de reproduction, plus restrictive parce qu'on peut le restreindre aux activités non marchandes des individus sans porter atteinte à ses bénéfices culturels. Il est d'ailleurs utile de le faire si l'on veut organiser une synergie avec l'économie culturelle. On se reportera à cet article pour une définition précise du périmètre du partage non marchand des œuvres numériques entre individus.

Par cette application d'une mouture spécifique de l'épuisement des droits à la sphère numérique, on obtient des résultats essentiels :

  • Reconnaître à nouveau que le droit d'auteur n'a rien à dire des activités de partage non marchand entre individus des œuvres numériques.
  • Ouvrir la porte à la reconnaissance de nouveaux droits sociaux à la rémunération et à l'accès aux financements pour les contributeurs à la création.

De nombreux réformateurs qui partagent les mêmes objectifs poursuivent aujourd'hui d'autres approches, reposant sur la création d'une exception au droit d'auteur ou la mise en place d'une forme de gestion collective obligatoire des droits pour le partage non marchand. Ces approches se heurtent à certains obstacles. Il ne s'agit pas tant du test en trois étapes prévu dans la convention de Berne ou des accords ADPIC comme certains le prétendent, mais du caractère exhaustif de la liste des exceptions et limitations dans la directive 2001/29/CE. Elles auraient surtout le défaut d'importer dans un nouveau modèle des éléments très indésirables du droit d'auteur actuel (capture d'une grande partie des bénéfices par des héritiers ou cessionnaires de droits, gestion inéquitable). Néanmoins, il est important que tous les porteurs de ce volet de réformes travaillent en synergie : nul ne peut savoir quels chemins seront ouverts.


6. De nouveaux financements mutualisés pour un financement large (réparti sur de nombreux contributeurs et projets) de la culture numérique

La croissance soutenue du nombre de créateurs et d'œuvres produites, croissance qu'on observe à tous les niveaux de compétence ou de qualité, soulève des défis sans précédents pour la soutenabilité des pratiques créatives. Le temps de réception ou d'attention, lui, ne croit pas dans les mêmes proportions : seule la croissance démographique et la libération du temps des individus sont susceptibles de lui permettre de croître, alors que d'autres facteurs (diversification des médias, investissement dans la production) le réduisent. Il en résulte mécaniquement que le public moyen ou le temps d'attention moyen porté à une œuvre diminue progressivement, jusqu'à ce qu'un nouvel équilibre s'établisse entre production et réception. Cette situation entraînera nécessairement des modifications de nature des ressources qui peuvent être collectées par différents canaux et de leurs contributions relatives au financement et aux revenus des activités créatives. Tout cela se passe alors que l'importance attachée aux activités créatives et expressives ne cesse de croître, en proportion de l'investissement croissant des individus dans ces activités. La volonté d'une grande proportion des citoyens de contribuer à leur soutenabilité est certaine. Cependant, traduire cette volonté de contribution en réalité suppose de prendre en compte le rejet croissant de la capture des revenus par des distributeurs, des investisseurs financiers ou des acteurs institutionnels sans valeur ajoutée pour la création vivante.

Sur quels mécanismes pouvons-nous donc nous appuyer pour assurer la soutenabilité de la culture numérique dans le contexte résumé ci-dessus ? Le tableau qui suit essaye de résumer les qualités de divers mécanismes, leur capacité de s'étendre à une diversité plus grande de créateurs et d'œuvres, et leur contribution possible aux mécanismes de détection et de promotion de leur intérêt.

SourceEvolution probable ressourcesDiversité possible de répartition
Salariat et statuts publics↓ ou =, cf. point 13répartition large
Financements publics↓ ou =, cf. point 13diversité dépend des politiques
Ressources parafiscales à gestion curatoriale↓ ou =ex: ressources du CNC, SOFICA, partie création/diffusion copie privée, diversité limitée
Obligations production TVdiversité limitée
Revenus de pure vente et location de contenus aux consommateurs↓ ou =diversité variable selon organisation des marchés, cf. point 8
Services d'intermédiation à financement publicitaire↑ ou =moteurs de recherche, réseaux sociaux, concentré sur audiences élevées
Médiation culturelle?ressources limitées mais essentiel à la reconnaissance de la qualité dans un univers sans filtres préalables
Revenus de licences commerciales=diversité limitée mais extensible
Revenus de services humainsex : enseignement privé, concerts, projection en salle, conférences, etc. Diversité forte pour enseignement, dépend organisation marchés pour spectacle vivant et projection en salles, cf. point 8
Mutualisation volontairecoopératives, financement participatif, abonnements de soutien : diversité réelle mais limitée par acteurs dominants et capacité à attirer donneurs
Mutualisation à l'échelle des sociétés= ou ↑contribution créative, revenu minimum d'existence inconditionnel, grande diversité possible mais incertitude sur l'existence des dispositifs

Certains statuts comme les formes de salariat liées à l'enseignement et la recherche au sens large jouent déjà un rôle clé dans l'existence d'une culture diverse, y compris dans la sphère numérique. Leur survie est menacée et mérite toute notre attention. Au-delà, trois mécanismes ont le potentiel de contribuer significativement à la soutenabilité d'une société culturelle de beaucoup vers tous. Tous relèvent de la mutualisation, mais dans des formes très différentes : la mutualisation coopérative volontaire, la mutualisation organisée par la loi mais gérée par ceux qui y contribuent et le revenu minimum d'existence. Ces mécanismes ne doivent pas être confondus avec les prélévements parafiscaux à gestion curatoriale qui se sont multipliés et qui pour certains suscitent un refus croissant et des critiques fortes sur leur gouvernance.

La mutualisation coopérative (coopératives d'auteurs et d'artistes, structures de production et d'édition coopératives, financement participatif de type Kickstarter ou Kisskissbankbank, etc.) se développe de façon impressionnante. Elle joue d'ores et déjà un rôle clé pour fédérer des efforts au sein de communautés créatives ou pour rassembler des ressources sur des projets potentiellement "orphelins" (par exemple documentaires, reportages d'investigation, logiciels utiles mais sans modèle commercial initial, etc.). On peut considérer que les coopératives d'auteurs et d'artistes et les structures éditoriales liées sont le modèle privilégié d'existence des communautés créatives numériques. Il est urgent et important de les doter d'un environnement fiscal ou réglementaire plus favorable. Mais cela ne résoudra pas la question de la mobilisation des ressources nécessaires à grande échelle. Les intermédiaires de financement participatifs peuvent-ils y parvenir ? Il existe de sérieux doutes sur leur capacité à passer à une échelle beaucoup plus large, que ce soit par multiplication des projets ou par croissance de certains intermédiaires. Ces doutes proviennent du fait que seuls les acteurs de financement participatif dominants peuvent attirer des donateurs nombreux, et que ces acteurs n'ont qu'une surface très limitée de présentation de projets. Les projets non promus à la une ne peuvent compter que sur leurs réseaux préétablis.

La mutualisation organisée par la loi (avec contribution obligatoire) est d'une nature fondamentalement différente de l'impôt et des mécanismes parafiscaux à gestion publique ou curatoriale (redevance audiovisuelle, avance sur recettes, part destinée à la création ou la diffusion des sommes collectées sur les supports vierges, etc). Dans la mutualisation à l'échelle d'une société, l'ensemble de l'affectation de sommes collectées est dans les mains des contributeurs. Dans la contribution créative, portée par l'auteur de ces lignes et diveres coalitions d'acteurs culturels et de société, les sommes collectées sont destinées :

  • au soutien de projets (production d'œuvres ou montage de projets) et organisations (coopératives, acteurs de médiation culturelle),
  • à la rémunération des contributeurs aux œuvres ayant fait l'objet d'un partage non marchand.

Dans le premier cas, les sommes sont affectées sur la base des préférences exprimées par les contributeurs, dans le second sur la base de données accumulées par des usagers volontaires sur leurs usages non marchands dans la sphère publique (partage pair à pair, recommandation, mise en ligne sur des blogs, etc.). La contribution est forfaitaire et de l'ordre de 5 € par mois par foyer dans les pays développés. Ces sommes limitées (4% de la consommation culturelle des ménages) n'ont évidemment pas pour but de se substituer à l'ensemble des ressources listées plus haut, mais bien de fournir une source complémentaire particulièrement adaptée à la culture numérique et son très grand nombre de contributeurs.

Ces limitations ont conduit depuis longtemps de nombreux acteurs à défendre un mécanisme dont les motivations dépassent de loin le domaine culturel, mais qui pourrait jouer un rôle clé dans celui-ci : le revenu minimum d'existence inconditionnel. Appelé aussi revenu de vie, revenu de citoyenneté, revenu de base, il s'agirait d'une somme suffisant à la subsistance et à l'existence sociale, perçue sans aucune condition par tout adulte dans une certaine zone géopolitique ou de citoyenneté. Chacun allouerait alors le temps ainsi libéré soit à la poursuite d'un travail lui assurant des ressources supplémentaires, soit à des activités librement choisies dans la sphère non marchande.

Les trois mécanismes qui viennent d'être décrits sont trois formes de compromis entre facilité de mise en œuvre et ampleur des résultats. Ils se différencient aussi par le caractère plus ou moins spécialisé ou généraliste. L'auteur de ce texte juge la contribution créative particulièrement pertinente pour la période qui s'ouvre : elle peut soutenir la mutualisation coopérative et préparer le terrain pour des mécanismes plus généraux. Divers acteurs de société ont des points de vue différents. Les politiques publiques ont le devoir d'explorer la façon dont ils pourraient mettre en place ou favoriser chacun de ces mécanismes.