ACTA: Entre les mailles du droit de l'Union européenne

De La Quadrature du Net
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Traduction de CP

La semaine prochaine, les pays en négociation se rencontreront pour un nouvelle série de discussions sur le tristement célèbre ACTA, qui entre autres choses vise à lutter contre la diffusion non-autorisée d'œuvres culturelles sur Internet. Ces derniers jours, les membres de la Commission européenne se sont efforcés d'apaiser les parlementaires, les groupes d'intérêt public et les citoyens en disant que l'accord n'irait pas plus loin que la législation européenne existante.

Neelie Kroes, qui sera prochainement promue commissaire au programme numérique, a commenté les négociations de l'ACTA au cours de son audition de confirmation le 14 janvier, affirmant qu'il n'y aura pas de « d'harmonisation par une porte dérobée ». Elle a également semblé exclure une nouvelle harmonisation des droits de propriété intellectuelle (DPI) en Europe, et a déclaré aux journalistes après l'audience que le principe de « simple transport » [1] – un principe essentiel à la neutralité du réseau et garanti par la directive du commerce électronique – sera maintenu.

Mais comme le montrent clairement les récents développements, l'ACTA pourrait sérieusement impacter la neutralité du réseau et les autres principes fondateurs sur lesquels repose l'Internet et qui assurent le bon exercice des droits et libertés fondamentaux sur Internet, même sans aucune modification de la législation de l'UE.

Le Paquet Télécom: Un contournement des droits des usagers bien « pratique »

En novembre 2009, le Conseil de l'UE et le Parlement se sont entendus sur un compromis pour remplacer l'amendement 138 , qui a été adopté à deux reprises par une majorité de 88% du Parlement. L'amendement 138 a été une déclaration très claire – et sans précédent de la part des représentants des citoyens européens – que sur l'Internet aussi, les droits et libertés fondamentaux s'appliquent. On y lisait que « aucune restriction ne peut être imposée aux droits et libertés fondamentaux des utilisateurs finaux [d'Internet], sans décision préalable des autorités judiciaires », le champ d'application de l'amendement 138 étant suffisamment large pour couvrir tous types d'infractions sur l'accès de la population à un Internet libre et ouvert.

Toutefois, certains États membres - la France et le Royaume-Uni en particulier - ne veulent pas de la protection complète accordée par l'amendement 138 et, par conséquent ont contraint le Parlement à l'abandonner. À l'époque, de nombreux députés du Parlement menés par Catherine Trautmann ont présenté le substitut de l'amendement 138 comme une protection suffisante, tandis que les groupes d'intérêt public déploraient que le champ d'application du compromis était significativement plus réduit que le principe général proclamé par l'amendement 138. Plus précisément, le compromis ne protège les utilisateurs d'Internet que contre « les mesures prises par les États membres » alors que l'amendement 138 s'appliquait à « toute restriction ». Il permet donc la mise en œuvre de pratiques anti-neutralité du réseau par les Fournisseurs d'Accès à Internet (FAI) et d'autres restrictions imposées par des entités privées. En outre, la référence aux autorités judiciaires, qui sont normalement les seuls garants des libertés fondamentales dans les pays respectant la primauté du droit, a été supprimée.

La Commission européenne a appelé à des « accords volontaires » entre les FAI et les ayants droit

Le passage de l'amendement 138 à un substitut a ouvert la voie à une stratégie « d'autorégulation » visant à lutter contre le partage de fichiers. Quelques semaines seulement avant l'adoption finale du paquet télécoms, en septembre 2009, la Commission a publié un communication relative à l'exécution des Droits de Propriété Intellectuelle (DPI). Dans cette communication préparée par la direction générale du marché intérieur, la Commission écrivait ce qui suit:

L'accent mis sur les intérêts communs devrait permettre d'encourager les arrangements volontaires entre les parties prenantes et donc d'aboutir à des solutions concrètes. Des arrangements volontaires pour combattre la contrefaçon et le piratage

[2] sur le terrain peuvent donner aux parties prenantes la souplesse nécessaire pour s'adapter rapidement aux nouvelles évolutions technologiques. En outre, cette approche permet aux intervenants eux-mêmes d'élaborer des mesures optimales, en particulier des solutions technologiques. Les accords volontaires peuvent également être plus facilement étendus au-delà de l'Union européenne et devenir une fondation pour une meilleure pratique dans la lutte contre la contrefaçon et le piratage au niveau mondial.

Ces derniers mois, il y a eu une opposition forte entre les FAI et les ayants droit, ces derniers voulant transférer aux premiers des coûts associés à la répression de partage de fichiers. Bien qu'il ne puisse en être ainsi, les titulaires de droits se figurent qu'altérer l'ouverture qui constitue le principe même de l'architecture de communication, à savoir mettre un terme à la neutralité du réseau en mettant en œuvre des pratiques de filtrage visant à empêcher la transmission non autorisée d'œuvres protégées sur le réseau, est le seul moyen efficace pour dissuader le partage de fichiers.

Le commissaire chargé de la direction générale du marché intérieur a été attentif aux cris des industries du divertissement. Dans les semaines qui ont précédé la publication de la communication sur l'application des DPI (sortie début septembre 2009), un ensemble de réunions ont eu lieu avec les représentants de l'industrie, afin de tenir compte des spécificités des accords volontaires. Les FAI ont été contraints de s'y joindre sous la menace d'une intervention législative. [3] .

ACTA: mettre fin au « simple transport » à travers l'autorégulation

Favoriser les « accords volontaires » entre les FAI et les titulaires de droits est exactement ce que l'ACTA propose. Bien que cet accord multilatéral traite un large éventail de questions concernant l'application civile et pénale des droits de propriété intellectuelle, un chapitre entier est consacré à l'Internet. En novembre 2009, la proposition états-unienne de ce chapitre a été discutée entre les pays participant aux négociations. Un résumé de la proposition de la Commission européenne a été envoyé aux États membres et divulgué. Il a confirmé les craintes de nombreux activistes des droits civils. Selon le document, la proposition prévoit que:

Pour bénéficier de la dérogation[4], les FAI doivent mettre en place des politiques visant à dissuader le stockage et la transmission non autorisée de contenus soumis à propriété intellectuelle (ex : des clauses dans les contrats clients qui permettrait, entre autres, une riposte graduée). D'après ce que nous avons compris, les États-Unis ne demanderont pas à ce que que les autorités créent de tels systèmes. À la place, ils exigent une certaine auto-régulation par les FAI.

Ainsi, il apparaît maintenant que le substitut à l'amendement 138, qui refuse d'accorder aux utilisateurs d'Internet une protection contre les abus potentiels de la part des fournisseurs de services Internet, a créé un vide important qui est exploitée par des voies non démocratiques.

Que faire?

Malgré les paroles rassurantes de la commissaire Reding et de la commissaire Kroes au cours de leurs auditions respectives, la commission et les États membres doivent, comme demandé par une coalition mondiale de groupes de société civile dans une lettre ouverte, établir une transparence dans le processus de négociation et refuser toute proposition qui porterait atteinte aux droits et libertés des citoyens. En particulier, conformément à la résolution votée en 2008 par le Parlement européen, l'infraction au droit d'auteur dans un cadre non-commercial devrait être exclue des négociations [5].

Notes et références

  1. Le simple transport est garanti par l'article 12 de la directive du commerce électronique de 2002. Ce principe établit un régime spéciale de responsabilité des opérateurs de réseaux stipulant qu'ils n'ont aucune responsabilité juridique pour les données transmises par l'intermédiaire de leurs réseaux
  2. Comme on peut clairement le constater ici, l'approche de nombreux politiques sur le partage de fichiers est caractérisée par une dangereuse confusion entre la contrefaçon et le piratage.
  3. Une telle menace est toujours en suspens: le communiqué renvoi à la législation en avertissant que « la Commission suivra attentivement le développement et le fonctionnement des mécanismes volontaires et demeure prête à envisager d'autres approches, si nécessaire dans l'avenir » (p. 10).
  4. La dérogation se réfèrent au principe de simple transport (« Mere conduit »).
  5. Selon le Parlement: « la Commission devrait tenir compte de certaines critiques fortes contre l'ACTA dans les négociations en cours, à savoir qu'elle pourrait permettre aux titulaires de marques et copyright de s'ingérer dans la vie privée de personnes qui selon elles enfreignent leurs monopoles, sans procédure légale, ou encore qu'elle pourrait criminaliser l'infraction au droit d'auteur et aux droits de marques dans un cadre non-commercial, qu'elle pourrait renforcer la gestion des droits numériques (GDN) en sacrifiant les droits « d'utilisation dans un cadre familial », qu'elle pourrait mettre en place une procédure de règlement des différends en dehors des structures existantes de l'OMC et, enfin, qu'elle pourrait obliger tous les signataires à couvrir les coûts de l'application du droit d'auteur et des infractions aux marques. »

Autre traduction : la lettre ouverte en espagnol